L’anglais décrit dans le château fermé – A.P. de Mandiargues – Chapitre 1

in L'anglais décrit..., Littérature

NILS souhaite nous faire découvrir une œuvre d’André Pieyre de Mandiargue : « L’anglais décrit dans un château fermé » En voici le premier Chapitre :

André Pieyre de Mandiargues

Personnage qui occupe une place tout à fait particulière dans la littérature Française. Imprégné de surréalisme, d’érotisme, d’art ,chantre patient à l’écriture précieuse, bègue, aristocrate, poète, Mandiargues (1909-1991) signe dans les années 50 :  »L’anglais décrit dans le château fermé ».
C’est un récit dans la lignée des 120 jours de Sodome ou de  « Saloo » de Pasolini. Un conte sulfureux où les pires fantasmes de l’être humain prennent une forme acide et liquoreuse à la fois. A propos de ce texte il dira qu’il a produit là  « un livre assez abominable » mais que  « j’avoue chérir ».  »Si j’ai eu des passions dans ma vie, ce n’aura été que pour l’amour, le langage et la liberté. Malgré le désir, présent en moi toujours, d’être poli, l’exercice de ces trois passions capitales n’a pu aller, ne va pas et n’ira encore sans quelque insolence. Tant pis, tant mieux ! »

 « L’anglais décrit dans le château fermé »

Je prie que l’on veuille bien considérer ce livre comme une sorte de corrida

Cette attraction sexuelle vers le raffinement de la douleur est aussi naturelle chez un homme sainement constitué que la tendance du lapin mâle à dévorer ses petits.

W.M Rossetti (dans un essai sur Swinburne)

Chapitre I: L’arrivée

Quand vous viendrez à Gamehuche, m’avait dit Montorgueil, informez vous bien de l’heure de la marée. Le chemin d’accès, submergé la plupart du temps, n’est praticable que pendant à peu près deux heures, au moment de la basse mer. Ainsi ferez-vous donc : vous achèterez une gazette locale: le phare de Phale, qui parait le samedi et qui pour toute la semaine indique l’heure de la haute et de la basse mer à Saint-Quoi-de-Phale ; vingt minutes ajoutées aux chiffres de cet horaire vous donneront exactement celui de la marée à Gamehuche.

Je n’avais pas négligé ces instructions, et je pensais, selon mon calcul, arriver pendant que la mer baisserait encore : mais le mauvais état des routes et le manque de panneaux indicateurs, en cette région des moins habitées de la Bretagne, m’avaient retardé tellement que la basse mer était passée depuis plus de trois quarts d’heure quand je fus sur la plage, devant la chaussée qui devait me conduire au château. J’hésitai un peu avant d’engager ma voiture sur cet étroit chemin, façon de digue et dont les vagues, au centre, effleuraient déjà le parapet ; puis, comme deux kilomètres, à peine, me séparaient du château, dont s’apercevait la sombre masse au milieu des flots détachée sur un ciel encore clair, je remis le moteur en marche.

Jadis, ce devait être à pied, par les rochers glissants, ou bien en barque à marée haute, que l’on allait à Gamehuche. Le chemin de voitures, en ciment, je ne lui aurais pas donné un demi-siècle d’existence et je sais qu’un observateur non prévenu tend plutôt à surestimer l’ancienneté des ouvrages de cette sorte, qui résistent mal et peu de temps aux coups de mer. Le besoin s’y faisait péniblement sentir d’autres réparations que celles, récentes, dont je voyais les traces sous le jeune varech. Si le parcours avait été plus long, je ne me fusse pas félicité de l’avoir entrepris. Il me fallait veiller sans cesse à des trous creusant profondément la chaussée, qui étaient de ceux que cinq ou six galets, comme des œufs, font appeler nids de poules ; a des crevasse d’un parapet à l’autre touffues de mousses marines, entre des lèvres envahies par le coquillages ; à de petites mares où des fonds de sable ou de gravier rendaient la direction incertaine ; à des tiges de fer rouillé crevant par endroits le ciment, et qui étaient le danger principal. Le parapet à droite et à gauche, n’arrivait pas plus haut que les moyeux de la voiture ; encore était-il percé de bouches d’écoulement par où fusaient des jets impétueux, quand une vague avait battu sur leurs orifices. Vers la fin du parcours, le chemin se relevait suivant une pente assez raide où patinaient les roues, mais là, quand je fus sorti des algues et de l’humide, c’est avec soulagement que je vis plus bas au-dessous de moi le niveau de la mer. J’arrêtai la voiture à la porte du château, sur une plate-forme où je crois que l’eau n’atteignait pas, sinon peut être aux grandes marées d’équinoxe.

Tout de suite après mon coup de sonnette, je vis que l’on m’observait derrière un petit judas, car une ombre l’avait obscurci ; puis il redevint clair. La porte fut entrebâillée, produisant un nègre au corps superbement athlétique, jambes nues dans des culottes en velours vieux vert, la veste pareille avec des boutons de cuivre timbrés d’une paire de fesses.

C’est toi l’ami de Montorgueil, me dit familièrement ce personnage d’un siècle ou d’un théâtre que je n’aurais su définir. Tu es arrivé bien juste à temps…

Il me montrait le chemin que je venais de prendre. Une vague, à ce moment même, dans un grand éclaboussement joyeux d’écume et de gouttelettes, bondissait par dessus la jetée ; d’autres suivaient, dont la haute échine promettait autant de panache et de force.

Nous t’attendions plus tôt, dit-il encore. Veux-tu faire entrer ta voiture dans la cour ?

Et il ouvrit à deux battants la porte qui, par une rampe de quelques mètres, donnait accès à la cour intérieure du château, le niveau de la dite cour étant un peu plus élevé que celui de la plate-forme.
Derrière moi, j’entendis le bruit des portes, dont criaient l’un contre l’autre les joints de fer qui leur assuraient une fermeture hermétique. Je tournai la clé de contact. Comme un cœur qui cesse de battre, le moteur eut un petit hoquet, puis fut silencieux. Un peu étourdi, je descendis de mon siège, et je promenai les yeux sur le lieu que Montorgueil avait choisi pour s’y retirer du monde et où il m’avait donné rendez-vous.

(à suivre)

Comments are closed.